FONDATION MAISON DES CHAMPS
COMITE D’ÉTHIQUE
Jean-Paul Deremble
La création du Comité d’éthique au sein de la Fondation Maison des Champs émane d’un souci partagé par le Conseil d’Administration et la Direction de la Fondation de mieux répondre à l’exigence d’honorer pleinement le projet associatif de la Fondation dans un sens d’humanité profonde, jusque dans les situations les plus difficiles, humainement parlant.
Les situations d’accompagnement de personnes, qui ont besoin d’être aidées, sont toujours délicates tant les enjeux humains de vérité et de respect des libertés sont grands. En permanence les intervenants, professionnels et bénévoles, dirigeants et exécutants, sont confrontés, sur le terrain, à des décisions à prendre qui ne sont jamais entièrement déterminées d’avance par des protocoles ou des modèles. Confrontés à la complexité de l’humain, les intervenants (individuels et institutionnels) engagent leur responsabilité surtout dans les moments délicats de crise.
Aussi est-il apparu nécessaire d’accompagner les décisions à prendre, en amont et en aval : il s’agit de se donner les moyens, en tant que Fondation, d’agir dans la justesse humaine, en créant un lieu de réflexion éthique qui devrait déboucher sur la mise en place d’une instance durable.
Encore faut-il préciser les situations soumises à l’exigence éthique et ce qu’il faut entendre par éthique.
Les problèmes posés par l’expérience de terrain.
Ce besoin d’éthique part d’une question, forte et sans réponse immédiate, posée par des situations difficiles en ce qu’elles excèdent les procédures professionnelles habituelles : Que faire ?
- Que faire quand une personne refuse de se soigner et qu’elle devient, outre le fait qu’elle risque sa vie, une charge insupportable pour ses proches et les professionnels ?
- Que faire quand le lieu de vie d’une personne devient si insalubre que ceux qui interviennent dans ce cadre ne peuvent le supporter et même courent des dangers de contamination ? L’institution peut-elle obliger les professionnels à intervenir malgré tout ?
- Que faire quand une personne accompagnée maltraite les aidants et les soignants en allant jusqu’à éprouver leur dignité ?
- Que faire quand une personne refuse d’ouvrir sa porte, refuse de parler, refuse d’être aidée ?
- Que faire quand, pour des motifs de conscience, des professionnels refusent de mettre en place des traitements préconisés par leurs responsables ?
- Que faire quand les professionnels eux-mêmes sont en situation de souffrance et de fragilité pour des raisons inhérentes au travail ou externes ?
- Que faire, de façon plus générale, quand il s’agit de prendre, dans l’urgence le plus souvent, une initiative personnelle pour aider une personne dans le sens de son bien ? de sa liberté ? des objectifs du service ?
- Que faire quand les professionnels se découvrent impuissants à aider une personne ?
- Que faire dans une situation de fin de vie ? Faut-il hospitaliser au risque d’un acharnement thérapeutique ou accompagner le moment inéluctable de la mort selon le choix majoritaire des personnes de mourir chez elles ?
- Que faire dans un conflit entre des personnes aidées et les services ? Faut-il imposer le point de vue autorisé des services et exercer une pression ‘morale‘, ou prendre le parti de la liberté ou de la responsabilité de la personne ?
Toutes ces questions et tant d’autres, qu’il faudra de toutes façons prendre en compte, n’ont pas de réponses évidentes. Le risque de réponses simplistes ou arbitraires apparaît vite comme de véritables dangers pour la crédibilité de l’institution et des intervenants, tant les enjeux humains soulevés par ces situations « non-conformes » ont des racines profondes qui engagent plus qu’une résolution rapide des problèmes.
C’est précisément la marque des situations humaines que de ne pas être évidentes. Nul automatisme ou mécanisme ne peut suppléer, ni en première ni en dernière instance, la liberté et la responsabilité de chacun face à ses déterminations vitales. La vie est faite de choix, au pire d’imprévus et d’aléas, à chaque instant la liberté et la responsabilité des personnes sont engagées pour vivre. Tout particulièrement dans les situations de vieillissement et de fin de vie, mais aussi dans les situations de maladie et de chronicité, et encore dans les situations d’éducation, comment savoir à l’avance comment les réalités vont évoluer ? ce qui convient le mieux à la personne dans son devenir ?
A vrai dire ce ne sont pas des questions nouvelles ni des prises de conscience imposées par la complexité des phénomènes humains. Nos traditions occidentales en particulier sont confrontées à ces problématiques depuis des siècles et ont produit des témoignages d’humanité remarquables qui font référence. C’est plutôt à l’honneur de notre modernité de maintenir vives ces questions si humaines et de poursuivre une quête de vérité jusque dans le concret des existences.
La Fondation n’est pas seule non plus à connaître les obligations d’un questionnement éthique dans le contexte de situations humainement difficiles ou nouvelles. Dans différents domaines de la vie sociale, médicale, éducative, culturelle, médiatique… de nombreuses instances ont vu le jour, des rapports ont été rédigés ; un Comité Consultatif National d’Ethique a même vu le jour, par un décret de 1983 consolidé par la loi du 6 août 2004, pour faire face aux questions « soulevées par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé », essentiellement les questions de la procréation et des expériences sur le vivant. De grands groupes industriels comme Véolia, ou des instituts de recherche comme l’INRA, le CNRS, ou des institutions représentatives comme le Medef, se sont aussi donné les moyens d’un Comité d’éthique ?
Chaque fois que des situations nouvelles, difficiles, complexes font surgir des questions pour savoir ce qu’il faut faire au regard de ce qui est « humain » ou de ce qui ne l’est pas, le besoin d’une réflexion éthique se concrétise dans des instances ouvertes, composées de personnalités reconnues dans les différents secteurs de la vie.
Mais qu’est-ce que l’éthique ?
Le mot lui-même conserve la marque de son origine grecque, quelque peu énigmatique. Ce qu’il recouvre peut rebuter tant ce domaine semble l’apanage de quelques autorités. Ou alors l’éthique est confondue avec la morale dont les représentations sont encore plus défavorables, on pense à la leçon de morale, à la manière insupportable de faire la morale à quelqu’un, au moralisme étouffant de certaines religions, confinant au puritanisme. Très vite ce domaine fondamental de la pensée et de l’action est réduit à une caricature de commandements et d’impératifs. C’est vrai aussi que la désaffection commune d’une éthique plus familière contribue à la rendre lointaine et mystérieuse. Aujourd’hui le terme d’éthique est souvent retenu pour se distinguer d’une morale qui considérée comme fermée, et pour indiquer l’ouverture aux questionnements de la vie ; mais dans ce cas encore, l’éthique peut paraître éloignée des préoccupations plus ordinaires.
Pourtant l’éthique, dans sa définition première, renvoie au comportement de soi et concerne ce qu’il y a de plus pratique dans la vie : la manière d’être, d’agir, de vivre. Le suffixe en ‘ique‘ confirme une référence à du concret, comme technique, physique, etc, par opposition au mot en ‘logie‘ qui renvoie plutôt à des savoirs théoriques. L’éthique dans son acception la plus ancienne et la plus juste concerne « la recherche d’une bonne ‘manière d’être‘, ou la sagesse de l’action » (Alain Badiou, L’éthique, Paris 1993).
De plus la racine “ethos“ est la même que celle de “ethnos“, la race, le groupe, ce qui permet d’articuler d’entrée de jeu le lien entre soi et le collectif, et d’envisager l’analyse des comportements individuels en rapport avec les appartenances. L’éthique ne se réduit pas à la seule définition de soi pour soi, mais englobe aussi, par proximité sémantique, la prégnance d’un ensemble, d’une communauté de vie.
Plus finement encore, et en suivant Paul Ricoeur dans son travail fondamental Soi-même comme un autre (Paris, 1991), qui reprend cette tension de soi confronté à l’altérité, l’éthique articule les grands principes universels et les situations particulières. L’éthique ne se réduit pas seulement aux grands principes qui constitueraient un idéal de vie et qu’il suffirait d’appliquer ensuite de façon implacable, quelles que soient les contraintes de la réalité. L’éthique est tout entière dans une tension entre un système de valeurs universelles et des situations concrètes. En fait l’éthique est l’expression concrète d’une liberté, qui dans une situation précise s’exprime en tenant compte de trois facteurs au moins :
- le respect de valeurs qui fondent l’identité du groupe de référence,
- le respect de la personne directement concernée,
- le respect du professionnel qui agit en son âme et conscience.
Il y a donc dans l’éthique une part de principes déjà établis et connus en amont, et une part non déterminée d’avance et relevant d’une décision personnelle ou institutionnelle en aval. Pour une bonne part l’éthique trouve sa plénitude dans l’exercice d’une liberté, non pas une liberté déconnectée d’une culture, d’un projet de société ou d’un contexte d’appartenance humaine, mais bien une liberté consciente de ses dépendances et proposant ce qui lui apparaît comme un idéal humain dans un contexte particulier tout en répondant de ses choix devant la collectivité d’appartenance. L’éthique s’élabore donc dans une tension entre la prégnance de valeurs universelles, collectives et explicites, et la marge d’incertitude d’un sujet qui risque une décision, décision qui actualise ce que le système de valeurs théoriques pouvait avoir d’abstrait et qui aussi le fait évoluer dans la mesure où le sujet décidant n’agit pas seul, dans le secret, mais face et avec ses semblables.
En fait l’éthique est une démarche vivante c’est-à-dire l’ensemble d’un processus, à vrai dire jamais achevé, de confrontation entre un idéal abstrait et un choix concret d’engagement par l’action. C’est la vision que je me fais de l’humanité, que nous nous faisons de notre rapport à l’autre.